25 – EN PLEIN MYSTÈRE
— Et alors Dick ?
— Alors, ma chère Sarah, après les divers incidents qui m’ont empêché, comme je viens de vous le dire, de me rendre au théâtre, j’ai fini cependant par y arriver et cela au moment fatal. Oui fatal, et si terrible, si effroyable, que je ne puis en évoquer le souvenir sans tressaillir, sans trembler, sans éprouver un frisson qui me parcourt le corps de la tête aux pieds et me secoue comme un arbuste tordu par la tempête.
Assurément, le jeune homme disait vrai. Car son aspect extérieur, sa pâleur et la contraction de ses traits, trahissaient son émotion sincère. Sarah Gordon qui le considérait avec calme, murmura :
— Remettez-vous Dick, reprenez vos esprits et dites les détails.
Le jeune homme, cependant, qui avait respiré profondément, s’efforçait de chasser de son esprit les sinistres pensées qui l’obsédaient, et il reprit :
— Je veux être net et clair dans mes explications. Au surplus, les choses qui se sont passées sont tellement effroyables et si compliquées que j’ai besoin de toute ma lucidité d’esprit. Comme je vous le disais, Sarah, arrivé depuis quelques instants au théâtre et très heureusement étonné de voir que l’on avait trouvé à me remplacer, je regardais, dissimulé dans la coulisse, le jeu de l’acteur qui me doublait. C’était la scène terrible, à l’issue de laquelle le bourreau fait le simulacre d’exécuter la reine. Je savais le grand effet que l’on pouvait tirer de cette scène et, avec une certaine curiosité professionnelle, j’observais avec attention la façon de procéder de mon remplaçant. C’est alors, Sarah, que j’ai vu l’affreuse chose. Elle n’a duré qu’un instant. Mais c’était encore trop long pour que je ne puisse en remarquer tous les détails. Conformément à la mise en scène réglée à l’entracte, deux de nos camarades qui jouaient les rôles d’aides du bourreau s’étaient emparés de la future victime et l’avaient jetée sur la bascule fatale. C’est à ce moment, alors, qu’a surgi l’acteur que l’on a prétendu s’appeler Talma et qui n’est autre que le plus sinistre bandit que la terre ait jamais porté. J’ai vu, Sarah, cette scène épouvantable : l’acteur vêtu de rouge, drapé contrairement à la tradition dans un grand manteau rouge qui l’enveloppait des pieds à la tête, faire jouer le déclic de la guillotine. Mais on a entendu aussitôt un bruit sec et sourd, un bruit anormal. D’ordinaire, en effet, le coutelas était un coutelas de carton incapable de faire le moindre mal. Cette fois, on lui avait certainement substitué un véritable couperet, et alors, j’ai entendu nettement le bruit du glaive lourd, glissant dans les rainures de la guillotine. J’ai entendu le coup sec du tranchant s’abattant sur la nuque de la malheureuse Rose Coutureau. Sa tête est tombée lourdement dans le panier, le sang a fusé de toutes parts. Ah, cette vision était si effroyable que j’ai senti venir l’instant où j’allais devenir fou ! On comprit au bout de quelques secondes, sur la scène d’abord, et dans la salle ensuite, l’effroyable drame réel qui venait de se passer, et les applaudissements du début se transformèrent en hurlements d’épouvante.
— Mon Dieu, qu’avez-vous fait alors, mon ami ?
— Qu’auriez-vous fait à ma place ? poursuivit Dick. L’événement était si surprenant, si inattendu, que d’abord je suis demeuré abasourdi. Mon cerveau se refusait à comprendre et ma raison niait ce que mes yeux avaient vu. Puis, brusquement je me suis saisi de mon revolver et, avisant la silhouette rouge du criminel qui s’enfuyait, j’ai déchargé sur lui par deux fois mon arme. Hélas, Sarah, il parvint à s’enfuir avec une agilité surprenante. Ce monstre, bondissant dans les couloirs, s’est frayé un passage à coups de pied, à coups de poing, il a disparu.
« Mais, conclut l’acteur dont le front se rembrunissait, ce n’est que partie remise, croyez-le bien ! J’ai vu son regard d’acier. Sa silhouette affreuse est désormais gravée pour toujours dans mon esprit. Je l’ai reconnu et le reconnaîtrai entre tous : ce sinistre criminel n’est autre que Fantômas.
— Fantômas ? comment le savez-vous ? J’ignorais que vous le connaissiez déjà ?
— Je le sais, poursuivit Dick, je suis sûr que c’est lui.
— Avez-vous donc, pour affirmer toutes ces choses, des arguments bien certains ?
— Peut-être… affirma Dick.
Il y eut un silence pendant lequel les deux interlocuteurs demeuraient immobiles, absorbés tous deux, semblait-il, par de profondes pensées. Ce fut Sarah qui, la première, reprit l’entretien interrompu :
— C’est un terrible malheur, en effet, déclara-t-elle de sa voix calme et pondérée, et malheureusement nous n’y pouvons rien. Si cette malheureuse Rose Coutureau est morte, nous ne la ressusciterons pas.
— Sans doute, reconnut Dick, mais nous la vengerons.
Sarah haussa les épaules :
— Qu’en savez-vous, fit-elle, et que vous importe au fond ? Vous venez de vivre, mon cher ami, un cauchemar affreux, le mieux est encore d’oublier.
Et la jolie Américaine sourit à l’acteur et lui tendit la main.
— Tenez, fit-elle doucement, je vous autorise à la baiser.
Dick s’agenouilla devant la jeune fille, il prit ses doigts fuselés dans les siens, les serra tendrement :
— Merci, murmura-t-il, merci Sarah !
Puis il ajouta d’une voix pénétrée :
— C’est la première fois que vous m’accordez une faveur semblable. Ah, Sarah !
Depuis une quinzaine de jours, l’étrange et riche Américaine dont la présence à Paris et l’existence fastueuse intriguaient tant de gens, était venue s’installer au Lac-Palace à Enghien. Elle avait brusquement quitté le Gigantic Hôtel où elle occupait un appartement spacieux, dont toutes les fenêtres donnaient sur la place de la Concorde et elle était venue, avec les débuts du printemps, s’installer dans la gentille ville d’eau que les touristes et les joueurs commençaient à fréquenter.
Elle avait retenu le plus bel appartement de l’hôtel et s’était fait affecter un personnel de domestiques qui devait être uniquement à son service.
Depuis le matin même, on lui avait adjoint un majordome, dont la seule mission était de la servir à table et de recevoir les visiteurs qui se présentaient.
Depuis une heure, Sarah était en tête-à-tête avec Dick.
Le jeune artiste, tout vibrant encore d’émotion, tout troublé par le drame qui s’était produit la veille, avait achevé son récit d’une haleine. Mais Sarah semblait désireuse de le voir oublier ce qu’il venait de dire. Elle avait à l’entretenir de nombreux sujets, et, avec condescendance, lui laissait sa main dans les siennes.
D’une voix douce elle lui déclara :
— Écoutez, Dick, un secret me pèse sur le cœur et j’éprouve le besoin de vous le confier. Une autre, peut-être, hésiterait à vous parler comme je vais le faire. Moi, je n’ai pas de ces fausses pudeurs, car nous, filles d’Amérique, n’avons pas été élevées selon les préjugés de l’ancien monde, favorables à la dissimulation. Vous me plaisez, vous me plaisez beaucoup. Et si j’ose interroger mon cœur, je suis certaine qu’il me répondra qu’en vérité, Dick, je vous aime.
— Vous m’aimez, s’écria l’acteur, est-ce possible ?
— Oui. Je suis une femme positive et je vois les choses telles qu’elles sont. Depuis que vous vivez autour de moi, depuis que vous êtes revenu avec moi d’Amérique et que nous nous sommes vus de plus en plus souvent à Paris, j’ai compris, non seulement le sentiment que j’éprouve à votre égard, mais j’ai deviné aussi que je ne vous étais pas indifférente, loin de là.
— Hélas, loin de là, répéta l’artiste, comme vous avez raison, Sarah ! Il y a longtemps que je vous aime éperdument. Mais jamais, au grand jamais, je n’aurais osé vous le dire…
— Pourquoi ?
— Je ne suis qu’un humble comédien. Je n’ai ni talent, ni gloire, ni fortune. En un mot, Sarah, je suis pauvre et vous êtes riche.
— Si ce n’est que cela qui vous retenait, Dick, il fallait parler. Je suis riche, c’est vrai. Tant mieux, puisque je le suis pour deux. Soyez assuré qu’avec moi, vous aurez l’existence la plus heureuse qu’une femme peut faire à l’homme dont elle est éprise. Écoutez, voilà ce que j’ai décidé : les voyages m’ennuient, ce pays de France est peut-être pittoresque, mais il est mesquin, les gens y vivent avec des idées étroites, leurs attitudes sont ridiculement conventionnelles et à l’épanouissement de notre amour, il faut des pays neufs, de vastes horizons. Écoutez, Dick, ce soir, nous prendrons le train tous les deux, demain matin, nous serons au Havre et dans l’après-midi, dans le transatlantique qui, cinq jours après, nous débarquera à New York. Mon père, le milliardaire, sera charmé de vous connaître, lorsque je lui dirai : « Voici l’homme que j’ai choisi pour époux. »
— Grâce, grâce ! supplia Dick, qui se bouchait les oreilles. Ayez pitié, Sarah, vous vous moquez sans doute, ou alors, c’est que je fais un rêve, un rêve insensé, merveilleux, dont je vais m’éveiller brisé de douleur, terrassé par le désespoir, car vous le savez bien, ce serait impossible.
— Impossible ? s’écria Sarah qui ne comprenait pas… Est-ce donc parce que je suis milliardaire et que je peux ainsi braver la fortune, avoir tout ce que je veux, qu’il me serait précisément défendu de choisir pour époux l’homme que mon cœur a librement élu ? Je vous l’ai dit, je veux partir, partir ce soir, tout de suite. Dans six jours, nous serons à New York, dans un mois, nous serons mariés.
L’acteur était devenu très pâle. il se releva, fit quelques pas en chancelant comme un homme ivre, puis vint s’asseoir à côté de la jeune fille.
— Sarah, murmura-t-il, vous ne pouvez pas imaginer l’impression délicieuse qu’ont produite vos paroles sur moi, et il est une chose effroyable, c’est celle que je vais vous avouer : je ne peux pas, je n’ai pas le droit de m’abandonner maintenant à l’amour que j’éprouve pour vous.
— Et plus tard ?
— Plus tard, ce sera le couronnement idéal d’une existence terrible, compliquée, mystérieuse. Plus tard, si vous voulez, Sarah.
— Je n’aime pas être contrariée, et d’ordinaire, les décisions que j’ai prises sont celles de tout mon entourage. Je ne sais pas comment vous faites, vous autres, Français, mais chez nous, il n’est pas d’usage de remettre à une date indéterminée les sentiments de l’amour, comme l’on ferait d’un billet de commerce.
— Sarah, Sarah, gémit l’acteur qui se jeta à ses pieds, ne me jugez pas de cette façon, non, et croyez bien que je suis digne de votre amour. Reconnaissez aussi qu’il est des obligations, des nécessités. C’est pour cela que je suis obligé de vous demander un délai.
Sarah s’était levée, toute frémissante :
— Piètre payeur, déclara-t-elle, que celui qui demande à retarder l’échéance du bonheur. Peut-être avez-vous quelque amour antérieur à chasser de votre cœur, quelque liaison dont il faut vous défaire ?
Dick hocha la tête négativement.
Perfide, Sarah poursuivait :
— Le drame d’hier soir que vous m’avez raconté dénote chez vous, Dick, une sensibilité bien accessible, et peut-être aimiez-vous d’amour cette malheureuse Rose Coutureau ?
Dick ne répondait pas, il semblait atterré. La jeune fille se rapprocha de lui :
— Si cela est, Dick, et s’il n’y a pas autre chose qui vous retienne, comptez sur moi pour vous faire oublier. Car, si je suis malheureuse de l’amour que vous éprouviez pour une autre, mon cœur saigne de la blessure que vous lui faites. Je hais votre attitude et si je vous en veux du mépris dont vous m’accablez, c’est plus fort que moi, Dick, je vous aime, je vous aime, je vous aime !
— Consentez à attendre, j’ai des devoirs à remplir, il est dans mon existence des secrets terribles et d’effroyables obligations auxquelles je ne puis me soustraire. Je vous assure, Sarah, que c’est plus grave que tout et que même devant la menace de la mort, je ne faillirai pas à mon devoir.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Dick. Encore qu’il soit pénible pour moi de m’humilier et de vous répéter ce que j’aurais dû vous taire, j’ouvre mon cœur et je l’étale sans pudeur à vos pieds : je suis folle de vous Dick, je vous aime, venez, partons, sans attendre un instant ! Aussi bien, n’ai-je point l’habitude d’être contrariée et enfin, s’il faut tout vous dire, votre attitude même, vos réticences, le désir que vous éprouvez de remettre à plus tard l’union de nos deux âmes, tout cela m’inquiète et me fait peur. Qu’y a-t-il donc de si terrible dans votre existence ? Pourquoi ne voulez-vous pas de moi tout de suite ? Quel homme êtes-vous donc ?
— Je ne peux pas vous répondre, Sarah. Sur tout ce que j’ai de plus sacré au monde, croyez que cela m’est impossible. Accordez-moi un délai, quelques mois, quelques semaines peut-être, seulement ; ayez confiance ; je vous demande simplement de rester.
— Et moi, hurla Sarah frémissante, je vous demande de partir, et de partir tout de suite !
Les deux êtres se considérèrent tragiquement et leurs regards pleins d’amour semblaient en même temps chargés de menaces, de défi.
Sarah déclara :
— Voici mes dernières paroles : c’est à prendre ou à laisser.
Le silence se prolongea encore quelques instants. La voix nette et cassante de Sarah retentit encore :
— Partons de suite, ou quittons-nous pour toujours.
— Grâce ! supplia Dick.
Mais Sarah comprit que l’acteur ne voulait pas lui obéir. Pour dissimuler son émotion, elle tourna brusquement les talons et disparut dans la pièce voisine :
— Adieu !
Puis, d’un double tour, elle ferma la porte.
Dick, plongé dans la stupeur la plus profonde, demeura au milieu de la pièce, lorsqu’il se retourna brusquement, ayant entendu marcher.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il.
Un domestique était là. Le nouveau maître d’hôtel engagé le matin même pour le service particulier de Sarah.
— J’avais cru que monsieur avait sonné, j’avais compris que monsieur avait fini de s’entretenir avec mademoiselle et je lui apportais son pardessus.
Machinalement l’acteur prit son vêtement :
— Ce drôle, pensa-t-il, nous a entendus.
Mais il dédaignait de questionner ce serviteur et s’en alla sans même lui jeter un coup d’œil.
Dick était bien trop ému, en effet, pour prêter la moindre attention au personnel du Lac-Palace et, sans doute, c’était un tort, car s’il avait regardé avec attention le serviteur qui venait de lui tendre son pardessus, peut-être aurait-il remarqué que le regard de cet homme avait quelque chose de farouche, d’étrange et de mystérieux, quelque chose aussi qui rappelait extraordinairement le regard du tragique comédien qui la veille au soir, avait audacieusement assassiné l’infortunée Rose Coutureau.
Dick était, en effet, à cent lieues de soupçonner que l’homme qui venait de l’inviter délicatement à partir n’était autre que Fantômas.
Le sinistre bandit, décidément, le Maître de l’Effroi, le génie du crime, l’homme aux cent visages, se trouvait sans cesse partout où il avait besoin d’être, et chaque fois qu’on ne l’attendait pas. À peine Fantômas avait-il vu s’éloigner l’acteur que son visage, adroitement maquillé, prit une expression de hideuse satisfaction. Le sinistre bandit, furetant dans le salon comme pour se donner une contenance, allait jusqu’à la porte de la pièce dans laquelle s’était enfermée Sarah. Il écouta :
— Elle pleure, murmura-t-il, elle sanglote, c’est donc qu’elle l’aime. C’est donc qu’elle doit périr.
Et il essaya de tourner le bouton de la porte. Mais un cri de dépit s’esquissait sur ses lèvres :
— Malédiction, elle est enfermée à double tour, et comme je ne veux point de scandale, il va falloir attendre.
Une lueur féroce illuminait ses yeux, cependant qu’il poursuivait à mi-voix :
— Elle n’y perdra rien pour cela.
Dick était sorti précipitamment de l’hôtel. Il ne remarqua point un mendiant qui lui tendait la main. Le jeune acteur était trop préoccupé de son propre chagrin, de ses douleurs personnelles, pour s’émouvoir de la souffrance des autres.
Le mendiant paraissait bien digne de pitié, pourtant. Il était tout courbé sur une canne qui paraissait indispensable pour le soutenir, car il boitait effroyablement. La jambe gauche, repliée, était supportée par une béquille. Quelque pauvre hère, sans doute, victime d’un accident et condamné depuis lors à l’inaction, à la mendicité.
Cet impotent, toutefois, semblait bien impatient, car sitôt Dick sorti de l’hôtel, il n’attendit pas le passage d’un autre client moins distrait et plus généreux et déguerpit aussi vite que le lui permettait son infirmité, laquelle, d’ailleurs, semblait le gêner de moins en moins au fur et à mesure qu’il s’écartait de la façade de l’hôtel.
Soudain l’homme murmura ces étranges paroles :
— Maintenant que je sais qu’ils étaient là tous les trois. Il ne me reste plus qu’à tirer l’affaire au clair et à déterminer ceux auxquels il importe de mettre la main au collet.
L’infirme, soudain, venait de rencontrer un cuisinier de l’hôtel qu’il aborda familièrement. Ce cuisinier, d’ailleurs, l’interrogeait en ces termes :
— Eh bien, patron, mes renseignements étaient-ils bons ?
Le mendiant infirme répondit :
— Excellents, mon cher Michel. Nous allons certainement aboutir à quelque chose, et avant ce soir.
L’homme qui venait de s’exprimer ainsi, qui s’était adressé à Michel, inspecteur de la Sûreté déguisé en garçon de cuisine, n’était autre que Juve, le célèbre et subtil policier. Par suite de quelles circonstances Juve se trouvait-il donc là ?
Deux heures auparavant, le policier était à la gare du Nord et se disposait à prendre le train pour Enghien. Fandor était venu l’accompagner. Juve avait dit au journaliste :
— Voilà pas mal de temps déjà que je suis sur la piste de cette charmante Américaine, qui me fait l’effet d’être très mystérieuse et d’avoir dans ses relations des gens qui, de près ou de loin, doivent être affiliés à la bande de Fantômas. Elle était indirectement mêlée à l’affaire des billets de banque volés. Je l’ai retrouvée dans le Cercle de la rue Fortuny. Elle a disparu soudain de Paris pour aller s’installer à Enghien, elle est intime avec l’acteur Dick, lequel acteur, précisément, a été remplacé hier soir dans son rôle au Théâtre Ornano par un effroyable assassin qui n’est autre, j’en suis sûr, que Fantômas. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Il faut que je le sache. C’est pourquoi je me rends à Enghien où je sais, par mes rapports, que l’acteur Dick doit venir voir son amie Sarah. Viens-tu avec moi, Fandor ? tu pourrais m’être de quelque utilité…
Le journaliste, toutefois, avait rougi imperceptiblement, il avait décliné l’offre de Juve.
— Écoutez, mon bon ami, fit-il, si vous n’avez pas un besoin pressant de moi, aujourd’hui, laissez-moi donc. J’attends quelqu’un que je ne voudrais pas manquer, sauf dans un cas extraordinaire.
Juve aux paroles de Fandor avait souri :
— Parbleu, je le savais bien. Ah jeunesse ! Quand l’amour vous tient ! C’est ton Hélène que tu attends, canaille ! Eh bien soit, reste avec elle, passe une bonne journée, dites-vous vos projets, échangez des propos tendres, et demain, ne manque pas de venir chez moi, nous aurons à causer.
Heureux comme un enfant à qui on permet de faire l’école buissonnière, Fandor serra chaleureusement les mains de Juve qu’il quitta pour courir au rendez-vous de celle qu’il aimait, depuis si longtemps et avec tant d’ardeur.
Si Juve avait vu Fandor à neuf heures du soir, il aurait été désespéré de l’attitude de son ami.
Le journaliste, en effet, avait passé une journée entière en proie aux plus mortelles inquiétudes. En vain depuis deux heures de l’après-midi, il avait attendu Hélène. Hélène n’était pas venue.
***
— Enfin, monsieur, m’expliquerez-vous ce que vous voulez ?
— Je n’ai peut-être pas à vous le dire, mademoiselle, et le seul fait de votre présence ici me prouve que vous avez compris.
— Non, monsieur.
— Je vous demande pardon… Si, mademoiselle !
Dans une pièce à peu près déserte, mal éclairée, sans meubles, deux êtres humains échangeaient ces paroles discordantes.
C’étaient un homme et une femme, jeunes et beaux tous les deux : l’acteur Dick et Hélène, la fille de Fantômas. Par suite de quelles circonstances et de quels singuliers événements, se faisait-il que l’acteur et la jeune fille, se trouvaient ainsi en présence ?
Il était six heures du soir, et cet entretien avait lieu à Enghien, dans une maison déserte, abandonnée, semblait-il, et isolée à l’extrémité du lac, sur le bord de la route pavée qui se dirige vers Saint-Denis.
Quelques heures auparavant, alors qu’Hélène se disposait à se rendre chez Fandor, avec lequel elle avait rendez-vous, elle était abordée par un individu dont elle ne voyait point le visage, car l’homme affectait, tout en se tenant près d’elle, de ne pas marcher à sa hauteur et de rester toujours un peu en arrière, afin évidemment qu’elle ne le vît point.
En pleine rue, cet homme avait murmuré quelque chose à l’oreille de la jeune fille, et il faut croire que les propos qu’il avait tenus la troublaient singulièrement, car, changeant brusquement d’itinéraire, au lieu d’aller chez Fandor, Hélène s’était dirigée vers la gare du Nord.
Elle avait pris le premier train en partance pour Enghien, puis, sitôt arrivée, elle avait demandé un renseignement à un sergent de ville et s’était dirigée à grands pas vers cette maison déserte, dans laquelle elle pénétra sans la moindre hésitation, émue cependant au plus haut point.
Hélène monta au premier étage de cet immeuble qu’elle ne connaissait pas, exécutant simplement à la lettre et avec une obéissance passive les instructions que lui avait données le mystérieux personnage qui l’avait abordée dans la rue à Paris.
Elle était désormais en face de Dick. Il n’y avait pas de doute, en effet, elle reconnaissait sa voix. L’homme ne dissimulait d’ailleurs pas sa personnalité et lorsque Hélène lui avait dit : « Je sais que vous êtes l’acteur Dick », il n’avait pas protesté.
— Que voulez-vous ? reprit la jeune fille. Que voulez-vous de moi ? Pourquoi m’avoir attirée dans ce lieu ?
L’acteur s’inclina devant elle.
— Merci, dit-il, merci d’être venue. J’avoue que c’est à peine si j’osais l’espérer.
— Vraiment ? interrompit Hélène. Il me semble pourtant, qu’après ce que vous m’avez dit et révélé tout à l’heure, il m’était impossible de faire autrement. Vous avez évoqué de tels souvenirs et rappelé des choses si tragiques que je ne pouvais pas refuser de venir.
Renonçant à son attitude respectueuse, Dick, dont les yeux lançaient des éclairs, déclara triomphalement :
— Et j’imagine que vous êtes, ce qui mieux est, décidée à m’obéir ?
Hélène rougit.
Elle, la fille hautaine, fière, autoritaire, qui ne se courbait devant personne, avait été réduite à baisser la tête, et, au lieu de répondre comme il le méritait au jeune acteur, elle avait gardé le silence.
— Reconnaissez-le donc, je ferais trembler Fantômas lui-même.
Et il semblait si énergique, si décidé en proférant ces audacieuses paroles, qu’Hélène, anxieuse, avait demandé :
— Ah dites-moi, de grâce… Quel homme êtes-vous ?
Le mystérieux comédien ne répondit point. Mais il ne pouvait s’empêcher de se souvenir que, quelques heures auparavant, une autre femme, avec laquelle il se trouvait en tête-à-tête, Sarah, la jolie Américaine, lui avait demandé sur le même ton de mortelle angoisse.
— Quel homme êtes-vous ?
Pas plus qu’à Sarah Gordon, Dick ne répondit à Hélène, mais, avançant un siège, il le désigna à la jeune fille, puis, cependant qu’il restait debout, les bras croisés devant son interlocutrice, il commença d’une voix résolue :
— Écoutez, mademoiselle, voici quels sont mes désirs, et sous peine des plus grandes catastrophes, je vous engage vivement à les considérer comme des ordres. Retenez bien ce que je vais vous dire. Suivez à la lettre mes recommandations.
— Parlez, monsieur, murmura Hélène, toute tremblante.